Dès les premières heures de son indépendance, la Côte d’Ivoire, qui voulait se doter d’infrastructures d’un pays émergeant et s’assurer d’un développement économique et social harmonieux, s’est très vite initiée à la gestion de la commande publique avec la création en 1963 de la Caisse Nationale des Marchés de l’Etat.
L’essentiel pour le Gouvernement de cette époque, c’était de mettre en place un cadre organique de gestion des marchés de l’Etat avant de penser à une véritable politique de gestion desdits marchés,
chose faite avec la création en 1968 de la Direction Centrale des Marchés (DCM) chargée de la mise en œuvre d’une politique d’achats publics et de la réglementation en matière des marchés publics.
Il a fallu attendre le 12 septembre 1985, pour voir adopter, par décret n°85-951 le premier Code des marchés publics, formalisant enfin la fonction marchés public.
Malgré les révisions intervenues les 8 janvier 1992 et 24 février 2005, le cadre réglementaire des marchés publics n’était pas satisfaisant, tant du point de vue de l’efficacité des opérations que des garanties de transparence et d’équité des procédures.
La reforme du système des marchés décidée par la Commission de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), qui a conduit à l’adoption des directives n°04/2005/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 portant procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service publics et n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 portant contrôle et régulation des marchés publics et des délégations de service public, a été donc une opportunité pour la Côte d’Ivoire d’ajuster sa réglementation, notamment en transposant la fonction régulation, par décret n°2009-259 du 6 août 2009 portant nouveau Code des marchés publics et par décret n°2009-260 du 6 août 2009 portant organisation et fonctionnement de l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP).
Pourtant, même si le terme « régulation des marchés publics » n’existait pas jusqu’alors dans l’ordonnancement juridique des marchés publics, certaines missions de régulation étaient déjà prévues dans le Code du 24 février 2005. Il s’agit notamment des missions de règlement des litiges, de prononcé de sanctions et d’audits indépendants confiées respectivement à deux organes de conciliation et aux structures étatiques d’audits.
Cette forme de régulation qui ne répond d’ailleurs pas aux exigences de la directive n°05/CM/UEMOA, est demeurée à l’étape de l’expérimentation au niveau de la Direction des Marchés Publics jusqu’à la transposition de ladite directive dans la réglementation nationale.
En 2010, l’installation de l’ANRMP et son opérationnalisation marquaient le point de départ d’une nouvelle donne, celle de la régulation proprement dite des marchés publics avec les missions essentielles suivantes :
- la définition des politiques en matière de formation, de réglementation, de communication et de système d’information des marchés publics ;
- la conduite des audits indépendants de la passation et de l’exécution des marchés ;
- la gestion des recours non juridictionnels et le prononcé de sanctions à l’encontre des candidats, soumissionnaires et titulaires pour irrégularités, actes de corruption, pratiques frauduleuses et inexactitudes délibérées.
Avec cette régulation, l’environnement du système des marchés publics est appelé à connaitre une profonde mutation. Au-delà de la dimension éthique que revêtent désormais les marchés publics afin de répondre à un besoin réel de bonne gouvernance dans le secteur, ceux-ci sont plus que jamais entrés dans le giron du droit. Le droit doit être le modèle ou la référence des acteurs de la commande publique.
Le Code des marchés publics et ses textes d’application doivent être interprétés sous l’angle le plus juridique possible. Toute pratique en dehors du cadre juridique, même bonne ou souhaitée, voire opportune est à proscrire. Justement, la régulation dans sa dimension « Définition des politiques » permet de puiser les éléments intéressants de cette pratique pour en faire une réglementation afin de leur conférer un cadre légal. L’intérêt général qui caractérise bien souvent l’action administrative est relégué au second rang au profit de l’interprétation « stricto sensu » de la réglementation. Le droit devient donc la boussole des marchés publics. Tout écart entre cette réglementation et la pratique devient de facto censurable.
Ainsi, avec la régulation, on assiste inéluctablement à un processus de juridicisation de la commande publique au travers des marchés publics, c'est-à-dire une extension du droit dans les marchés publics et une formalisation juridique accrue des marchés publics. Les marchés publics qui sont par excellence un contrat administratif retrouvent leur nature de matière éminemment juridique.
Cependant, cette juridicisation ne s’accommode pas d’amateurisme et implique la mise en place d’une politique rationnelle et continue de renforcement des capacités de l’ensemble des acteurs de la commande publiques, y compris le régulateur lui-même. Le programme national de renforcement des capacités en cours de finalisation sous la supervision conjointe de l’ANRMP et de la DMP, permettra assurément d’atteindre cet objectif car si l’enjeu immédiat, c’est de doter ces acteurs des connaissances nécessaires pour accomplir chacun à son niveau, convenablement ses missions, l’enjeu à l’horizon qui est le plus important à mon avis, étant de crédibiliser le système en le rendant plus transparent de sorte à favoriser la culture de la plainte lorsqu’on s’estime abusivement évincé d’une procédure des marchés publics.
Désormais, la régulation offre l’occasion aux entreprises qui, ont à tort ou à raison, taxé le système ivoirien des marchés publics de tous les maux de la société (corruption, favoritisme, fraude, abus de position, collusion etc.) non seulement de faire valoir leur droit en cas de décision leur faisant grief, mais également de dénoncer les comportements non éthiques des acteurs de la commande publique.
Si en Côte d’Ivoire, le contentieux des marchés publics ne connaît pas encore la même frénésie qu’au Sénégal au début des activités de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics de ce pays et tout récemment au Burkina Faso avec un record de mille quatre vingt deux (1082) décisions rendues en 2012 par l’ARMP de cet Etat, il reste que les entreprises ivoiriennes qui n’osaient pas se plaindre selon elles, de peur de représailles, sortent de plus en plus de leur torpeur pour saisir la Cellule Recours et Sanctions (CRS) de l’ANRMP. De seulement trois (3) décisions rendues en 2010 et quatorze (14) décisions en 2011, la CRS a rendu trente quatre (34) décisions en 2012, sans compter que de nombreux contentieux ont été vidés dans le cadre des recours préalables exercés auprès des autorités contractantes.
Il est certain que ces prémices augurent d’une intensification du contentieux des marchés publics et donc, il n’est nullement hasardeux d’affirmer que nous assisterons à une juridiciarisation de la commande publique, c'est-à-dire un recours accru à l’institution judiciaire qu’est la Chambre Administrative de la Cour Suprême pour solder les litiges nés de la commande publique puisque les décisions rendues par la Cellule Recours et Sanctions de l’ANRMP peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant la Chambre Administrative de la Cour Suprême de Côte d’Ivoire, voie qui n’était pas usitée jusqu’alors, même dans le cadre d’un recours de plein contentieux, étant entendu que le contentieux des marchés publics en tant que contentieux des contrats administratifs peuvent, hormis les actes détachables de ces contrats, être jugés en cassation par la Chambre Administrative.
A cet égard, le Professeur KOBO Pierre Claver, Président de la Chambre Administrative de la Cour Suprême de Côte d’Ivoire n’a-t-il pas vu juste lorsque, s’extasiant devant le premier recours porté devant sa Haute juridiction dans l’affaire Société DRAGON Côte d’Ivoire dite DRACI contre Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics, soutient dans son rapport daté du 23 novembre 2012 que « Cette affaire est importante en ce qu’elle est la première d’une lignée qu’on subodore, longue et qui risque de transformer l’office de la Chambre Administrative. En effet, elle ouvre à la Haute juridiction, un secteur d’activités de l’administration dans lequel elle n’avait eu, jusque là, l’opportunité d’intervenir : la commande publique au travers les marchés publics…qui, sous d’autres cieux, nourrissent une abondante jurisprudence… Mais quelles que soient les raisons qui expliquent l’absence de saisine ou d’arrêts de la Chambre Administrative relatifs aux marchés publics, cette époque est révolue. Désormais, elle est appelée à jouer un rôle en matière économique, en veillant au respect des droits et libertés économiques et à exercer un contrôle direct sur l’action des autorités administratives en charge de la régulation ».
On le voit, la plus Haute juridiction administrative est déjà prête pour jouer pleinement son rôle de contrôle du régulateur pour une meilleure efficacité de l’action administrative et singulièrement une efficience de la commande publique. Le régulateur des marchés publics est donc averti qu’il n’a d’autre choix que de se coller strictement à la réglementation et plus généralement au droit dans la prise de ses décisions, au risque de se voir censurer par la Chambre Administrative.
La juridicisation et la juridiciarisation des marchés publics sous la régulation n’est certes pas pour le moment une lapalissade et il existe encore des personnes qui en doutent, persistant dans leurs anciennes habitudes de gestion des marchés publics, mais tous les signes sont bien perceptibles, pour faire croire que le processus est irréversible.
Le système ivoirien des marchés publics, tout comme ceux de la sous région où il existe des autorités de régulation, est entré dans une nouvelle ère, celle où le droit et ses mécanismes institutionnels prennent toute leur importance.
Vincent BILE
Doctorant en droit
Secrétaire Général Adjoint
Chargé des Recours et Sanctions
Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP)
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