Sous l’impulsion de la Commission de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) à travers le Projet de Réforme des Marchés Publics dans l’espace UEMOA (PRMP-UEMOA) et en accord avec plusieurs Partenaires Techniques et Financiers (PTF) avec comme chefs de file, la Banque Mondiale et la Banque Africaine de Développement (BAD), une vaste reforme du système des marchés publics est actuellement en cours dans les huit (8) Etats membres de l’espace communautaire.
La première phase de cette reforme qui s’est étendue de 2002 à 2005, a conduit à l’adoption des directives n°04/2005/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 portant procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés
publics et des délégations de service publics et n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 portant contrôle et régulation des marchés publics et des délégations de service public.
La seconde phase enclenchée quant à elle depuis 2007, a consisté à œuvrer à la transposition desdites directives dans le droit interne des Etats membres de l’Union.
Le nouvel environnement du système des marchés publics issu de cette réforme, est fortement marqué par la création des Autorités de Régulation des Marchés Publics (ARMP). Nées principalement du souci de séparer la fonction contrôle de celle de la régulation, assumée jusqu’à la reforme tant bien que mal par certaines structures administratives chargées de la passation des marchés publics, comme c’est le cas de la Direction des Marchés Publics en Côte d'Ivoire avec le Code des marchés publics de 2005 qui a pour la première fois affirmé la fonction régulation, les ARMP sont présentées par les initiateurs de la Réforme comme la plus value de ladite réforme.
Le rôle assumé par les structures administratives chargées du contrôle des marchés publics et des délégations de service publics n’est pas pour autant à négliger. Il constitue le socle essentiel par lequel les dépenses publiques devraient s'exécuter de manière transparente, rationnelle et efficace, grâce aux contrôles exercés sur toute la chaine de passation depuis la préparation jusqu’à l’exécution des marchés publics et des délégations de service public. La Direction des Marchés Publics en Côte d’Ivoire qui existe sous différentes appellations depuis 1968 a une longue expérience dans le domaine.
La fonction de régulation est assumée en Côte d’Ivoire par l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP). Elle a été créée par le décret 2009-259 du 6 août 2009 portant nouveau Code des marchés publics. Son organisation et son fonctionnement sont régis par le décret 2009-260 du 6 août 2009.
L’ANRMP a pour missions essentielles de définition de politiques, d’audits indépendants et de gestion des litiges et dénonciations. Elle est véritablement opérationnelle depuis une année.
Concernant la gestion des litiges, c'est-à-dire le contentieux des marchés publics portant sur une procédure de contestation entre un prestataire et un acheteur public, il est institué comme dans tout contentieux administratif, une étape préalable à la saisine de l’Autorité de régulation, dite de « recours préalable ».
Sur cette étape, à l’occasion de la transposition de la directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 portant contrôle et régulation des marchés publics et des délégations de service publics, la Côte d’Ivoire a fait l’exception. En quoi consiste cette exception ? Est-elle est heureuse ?
I/ Prescriptions de la Directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 sur le recours préalable
L’article 11 de la Directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 dispose que « Les Etats membres s’engagent à prendre les mesures nécessaires permettant aux soumissionnaires s’estimant évincés des procédures soumises aux dispositions de la Directive n°04/2005/UEMOA, portant procédures de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service publics d’introduire un recours effectif préalable à l’encontre des procédures et décisions rendues à l’occasion de la procédure de passation et leur causant préjudice, devant le représentant de l’autorité contractante. La décision de ce dernier peut être contestée devant son autorité hiérarchique… »
Il ressort de cette disposition que la Directive prévoit au titre du recours préalable, la possibilité de deux recours successifs, tout d’abord le recours gracieux porté devant le représentant de l’autorité contractante et ensuite, le recours hiérarchique porté devant le supérieur hiérarchique de l’autorité contractante, laissé à la faculté du plaignant. Cette option constitue d’ailleurs une innovation par rapport au Droit administratif général où le recours gracieux est exclusif du recours hiérarchique et vice-versa.
Toutefois, l’article 12 de la Directive précitée permet au plaignant, victime d’une décision prise en son encontre par l’autorité contractante, de saisir directement, dans le cadre d’un recours non juridictionnel, l’autorité de régulation des marchés publics.
Ainsi, pour la Directive communautaire, le recours préalable n’est que facultatif.
II/ Dispositions du nouveau Code des marchés publics sur le recours préalable
Aux termes de l’article 167 du décret n°2009-259 du 6 août 2009 portant nouveau Code ivoirien des marchés publics, « Les soumissionnaires s’estimant injustement évincés des procédures soumises aux dispositions du présent code peuvent introduire un recours formel préalable à l’encontre des décisions rendues, leur causant préjudice, devant l’autorité qui est à l’origine de la décision contestée. La décision de cette dernière peut être contestée devant son supérieur hiérarchique. Une copie de ce recours est adressée à l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics »
L’article 168.1 du même Code dispose que « En l’absence de décision rendue par l’autorité à l’origine de la décision contestée ou le supérieur hiérarchique le cas échéant, dans les cinq (05) jours ouvrables à compter de sa saisine, la requête est considérée comme rejetée. Dans ce cas, le requérant peut saisir l’Autorité de régulation dans le délai visé à l’alinéa précédent »
De ce point de vue, le Code ivoirien des marchés publics est respectueux de la lettre de la Directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005 puisqu’il prévoit au titre du recours préalable, le recours gracieux et le cas échéant, le recours hiérarchique.
Par contre, le Code des marchés publics a érigé l’étape du recours préalable en règle impérative en lui conférant un caractère obligatoire puisque l’article 168.1 précité prévoit clairement que ce n’est qu’en cas d’échec du recours préalable que l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP) peut être régulièrement saisie.
Ainsi, le Code ivoirien des marchés publics s’est écarté de la Directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005, faisant de la Côte d’Ivoire une exception en la matière, par rapport aux autres pays membres de l’UEMOA.
Au delà de la portée pratique du choix opéré par la Côte d’Ivoire qui sera analysée ci-après, le caractère obligatoire du recours préalable est conforme à la tradition de la législation ivoirienne du recours administratif préalable.
En effet, bien qu’inspiré du droit français, le droit positif ivoirien n’a pas évolué au même rythme que le droit français. Pendant qu’en droit français, le recours administratif préalable est devenu facultatif pour le requérant, en droit ivoirien ce recours demeure obligatoire depuis l’indépendance. La seule souplesse qui est admise depuis 1978, c’est la faculté reconnue au juge de l’excès de pouvoir d’impartir au requérant qui n’a pas exercé ce recours d’y pourvoir, mais à la condition qu’il soit toujours dans les délais réglementaires du recours préalable.
Le Gouvernement ivoirien, en rendant obligatoire le recours préalable dans le contentieux des marchés publics n’a fait que respecter la tradition de sa réglementation administrative, en attendant une reforme générale qui viendrait éventuellement changer la donne.
Par ailleurs, les statistiques du contentieux des marchés publics porté devant les différentes Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP) constituent à notre avis, un indicateur sérieux de pertinence de l’exception ivoirienne.
En effet, dans les pays où le recours préalable est facultatif, les plaignants interprètent cette faculté comme une suppression pure et simple dudit recours ou une perte de temps inutile de sorte que les ARMP sont assaillies de contentieux de tous ordres, même les cas qui peuvent être réglés par l’autorité contractante au travers d’un simple appel téléphonique.
Certaines ARMP ont même traduit au Projet de Réforme des Marchés Publics dans l’espace UEMOA (PRMP-UEMOA) leur intérêt à voir la Commission de l’UEMAO imposer le recours préalable.
En Côte d’Ivoire, s’il est vrai que la crise politique n’a pas permis à l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics de fonctionner régulièrement sur une année depuis son installation le 19 mai 2010, il reste qu’il est manifeste que le caractère obligatoire du recours préalable permet de « filtrer » le contentieux des marchés publics.
En effet, l’on a pu noter avec satisfaction que les autorités contractantes saisies dans le cadre du recours préalable ont soldé plus d’un tiers (36,4%) des contentieux déjà à leur niveau. De même, il est constant que l’ampliation des recours préalables à l’ANRMP comme le recommande d’ailleurs la Directive n°05/CM/UEMOA du 9 décembre 2005, provoque une meilleure attention des autorités contractantes.
L’ANRMP, en collaboration avec la Direction des Marchés Publics, structure chargée du contrôle des marchés publics, ne manque aucune occasion pour sensibiliser les acheteurs publics sur le sens du recours préalable qui, rimant avec le principe du préalable, leur permet d’améliorer l’action publique au travers d’une remise en cause positive de leurs décisions.
Vu sous cet angle, ne peut-on pas dire que l’exception ivoirienne en matière de recours préalable dans le contentieux des marchés publics semble être heureuse ?
Vincent BILE
Doctorant en droit
Secrétaire Général Adjoint
Chargé des Recours et Sanctions
Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP)