Dans le cadre de la procédure d’appel d’offres international avec présélection n°S31/2012, pour la mise en concession de la réalisation et de l’exploitation du deuxième Terminal à Conteneurs (TC2) du Port d’Abidjan, l’un des soumissionnaires a saisi en référé, le Tribunal de Commerce d’Abidjan, à l’effet de faire injonction au Port Autonome d’Abidjan d’avoir à lui communiquer le rapport d’analyse de la Commission d’Ouverture des plis et de Jugement des Offres (COJO) sous astreinte comminatoire d’un milliard (1.000.000.000) de F CFA par jour de retard, à compter du prononcé de la décision à intervenir.
Statuant sur cette saisine, le Juge des référés du Tribunal de Commerce d’Abidjan a, par ordonnance en date du 12 avril 2013, déclaré la requête du soumissionnaire recevable en la forme, mais l’a débouté au fond, en jugeant que l’article 75.3 du Code des marchés publics sur le fondement duquel l’action a été engagée ne met pas à la charge de l’autorité contractante une obligation de communiquer le rapport d’analyse de la COJO, mais plutôt de permettre au soumissionnaire d’en prendre connaissance sur place.
Si cette décision peut paraître anodine pour les usagers du Tribunal de Commerce qui placent beaucoup d’espoir en cette juridiction spécialisée, dont la création a été fortement appuyée par les partenaires techniques et financiers en vue de redorer le blason de notre justice et d’améliorer la qualité de ce service public, il reste qu’elle devrait interpeller les praticiens du droit administratif en général et ceux des marchés publics en particulier.
A l’examen de sa décision, le Juge des référés du Tribunal de Commerce a admis sa compétence pour connaître d’une demande afférente à une procédure de passation d’un marché public sans sourciller, puisqu’il a passé outre cette exception pour statuer sur la recevabilité de la demande, puis sur son bien fondé.
Or, le champ de la compétence d’attribution du Tribunal de Commerce, qui est d’ailleurs soumis aux règles de procédure telles que fixées par le Code de procédure civile, est le suivant :
- les contestations relatives aux engagements et transactions entre commerçants au sens de l’Acte Uniforme sur le droit commercial général ;
- les contestations entre associés d’une société commerciale ou d’un groupement d’intérêt économique ;
- les procédures collectives d’apurement du passif ;
- les contestations et oppositions relatives aux décisions prises par le Tribunal de Commerce ;
- les contestations entre toutes personnes, relatives aux actes de commerce au sens de l’Acte Uniforme relatif au Droit Commercial Général (NB : dans les actes mixtes, la partie non commerçante demanderesse peut saisir les tribunaux de première instance) ;
- les contestations relatives aux actes de commerce accomplis par les commerçants à l’occasion de leur commerce et l’ensemble de leurs contestations commerciales comportant même un objet civil ;
- les litiges attribués par les lois spéciales aux tribunaux de commerce.
La question qui se pose est alors celle de savoir, d’où le Juge des référés du Tribunal de Commerce a pu tirer sa compétence dans l’espèce qui lui a été soumise.
L’on est tenté de répondre que cette juridiction a dû considérer qu’il s’agit d’une contestation commerciale entre commerçants, puisque le Port Autonome d’Abidjan, en tant que société d’Etat, est régi par les actes uniformes de l’OHADA sur les sociétés commerciales. Ainsi, le Juge du Tribunal de Commerce aurait-il eu recours au critère organique pour déterminer sa compétence ?
Si telle a été sa démarche, il est à craindre que la décision du Tribunal de Commerce soit fortement contestable, car le Port Autonome d’Abidjan, bien qu’étant une personne morale de droit privé (Voir article 4 de la loi n° 97-515 du 04 septembre 1997 portant définition et organisation des Sociétés d’Etat) agit comme une autorité administrative lorsqu’il gère un service public et conclut à cet effet des contrats, qui bénéficient forcément de la présomption d’administravité (Voir Arrêt Epoux Bertin, CE, 20 avril 1956), de sorte que le contentieux qui en résulte relève de la compétence exclusive du Juge administratif.
En Côte d’Ivoire, la Chambre Administrative de la Cour Suprême a, aux termes d’un arrêt n°49 rendu le 17 juin 2009, dans une espèce similaire opposant la société GETMA, le Port Autonome d’Abidjan et la société SICPRO, soutenu que « … au regard du caractère administratif du contrat portant occupation du domaine public au cœur du litige, la partie défenderesse n’est pas fondée à soutenir qu’il relève de la compétence de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage », qui est la juridiction de cassation pour connaître des contestations commerciales.
S’agissant spécifiquement des marchés publics et des délégations de service public, le décret 2009-259 du 6 août 2009 portant Code des marchés publics, qui les régit, est sans ambigüité.
En effet, l’article 2 qui détermine le champ d’application dudit code cite bien au nombre des personnes assujetties à l’obligation de passer un marché public ou une convention de délégation de service public, les sociétés d’Etat comme le Port Autonome d’Abidjan.
De même, l’article 166 du Code des marchés publics, qui pose les principes des recours préalables dispose que « Les différends ou litiges nés à l’occasion de la passation, de l’exécution, du règlement et du contrôle des marchés publics ne peuvent en aucun cas être portés devant la juridiction compétente avant l’épuisement des voies de recours amiables prévues aux articles 167 à 169 ci-dessous ». Il s’agit des recours devant l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP) et de ceux portés devant la Commission Administrative de Conciliation (CAC).
Enfin, l’article 171 relatif au recours devant les juridictions étatiques prévoit que « « Après l’épuisement des voies de recours non juridictionnels, les litiges relatifs aux marchés publics sont soumis aux juridictions compétentes pour connaître du contentieux des contrats administratifs », », puisque les marchés publics et les conventions de délégation de service public sont des contrats administratifs par excellence.
En application de l’article 166 précité, c’est à l’Autorité de régulation que le soumissionnaire, qui se plaint des griefs que lui cause le refus par l’autorité contractante de lui communiquer le rapport d’analyse, aurait dû adresser sa requête dans le cadre d’un recours non juridictionnel et non au Juge des référés du Tribunal de Commerce qui est une instance juridictionnelle
En outre, l’article 170 reconnait la compétence en la matière au juge du contentieux des contrats administratifs, c'est-à-dire le Tribunal administratif incarné en Côte d’Ivoire par le Tribunal de Première Instance, qui est loin d’être celui du Tribunal de Commerce au regard des attributions de ce dernier.
Aujourd’hui, le seul débat qui a cours, et qui revêt un intérêt, c’est celui de savoir si, véritablement, ce sont les juridictions administratives du plein contentieux qui méritent de connaître du recours contre les décisions des organes non juridictionnels que sont l’ANRMP et la CAC, alors que ceux-ci interviennent sur des actes détachables des contrats administratifs, c'est-à-dire sur des décisions administratives faisant grief.
En l’état, la Cour Administrative de la Suprême a, par arrêt n°17 en date du 27 février 2013, admis sa compétence en matière de recours pour excès de pouvoir contre une décision de l’Autorité de régulation des marchés publics. Si l’on s’en tient au rapport de l’éminent Professeur Pierre Claver KOBO, Président de ladite juridiction, et à l’occasion Rapporteur, l’ANRMP étant une autorité administrative, ses décisions « « comme toute décision administrative est susceptible de recours d’excès de pouvoir afin d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité, comme l’indique le vénérable arrêt du C.E. du 17 février 1950, Dame Lamotte » sic.
De notre avis, cette première décision, en la matière, de la Chambre Administrative de la Cour Suprême, permet de répondre aisément à la problématique soulevée par l’intrusion inattendue du Juge du Tribunal de Commerce dans le champ du contentieux des marchés publics, en soulignant que les contestations résultant de la passation, de l’exécution, du contrôle et du règlement des marchés publics et des conventions de délégation relèvent exclusivement de l’excès de pouvoir, après avoir au préalable respecté les recours non juridictionnels prescrits par le Code des marchés publics.
En cela, nous rejoignons le Conseil d’Etat français qui a développé une jurisprudence constante sur cette position. (Voir CE, 1er avril 1998, SA droit espagnol Induyco ; CE, 8 juillet 2002, SA Varec ; CE 2 décembre 2005, SA Babonorm ; CE, 2 décembre 2005, SA Amec Spie Belgium ; CE, 2 juillet 2007, SA E-Design Patners ; CE, 19 avril 2013, Syndicat mixte des aéroports de Charente ; CE, 19 avril 2013, Commune de Mandelieu-la-Napoule).
Vincent BILE
Doctorant en droit
Secrétaire Général Adjoint
Chargé des Recours et Sanctions
Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP)
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